Lors de notre présentation, Valentin Popov a refusé ma poignée de main. Il était occupé à rattacher le bout coupé d’un doigt, qu’il avait coupé plus tôt dans la journée avec une machette alors qu’il coupait des branches de bouleau au-dessus d’un appât à ours.
Au cours de la semaine suivante, alors que je défrichais les sentiers avec Popov, que je conduisais son 4-roues dans les tourbières du nord de la Saskatchewan et que je chassais l’ours noir en sa compagnie, il détachait occasionnellement le doigt, urinait dessus, puis le remballait avec du ruban isolant noir. « Ça le garde propre », grogna-t-il en remarquant mes sourcils haussés devant cet antiseptique peu orthodoxe.
Popov est propriétaire de Tower Lodge Outfitting sur la rive sud du lac Dore depuis une douzaine d’années, mais il ne semble guère être le chef de ce camp d’ours, de cerfs et de poissons. Il évite le rôle d’hôte qui tape dans le dos, préférant se faufiler parmi les hangars à matériel, récupérer des outils, réparer des VTT, préparer des appâts à ours et scier à la tronçonneuse la moitié des carcasses de castors congelés qui ornent chaque site d’appât comme la cerise mutilée sur une coupe glacée particulièrement sanglante.
Bref, il apparaît comme un guide particulièrement motivé, et non comme le propriétaire d’un équipement de chasse réputé.
![[Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan [Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan](https://clos-sakura.fr/wp-content/uploads/2025/11/Lancien-chasseur-dours-communiste-de-la-Saskatchewan.jpg)
C’est ce que Popov veut. Au lieu de serrer la main (nous avons établi à quel point c’est difficile pour lui) et de tenir la cour dans le lodge, Popov est plus à l’aise de conduire les chasseurs aux stands, d’écorcher les ours qu’ils tuent, puis d’écouter leurs histoires de truies curieuses et de sangliers affamés qui ont essayé de grimper à leurs arbres, de loups qui ont hurlé toute la nuit et d’aurores boréales qui crépitaient à l’horizon.
Popov en dit très peu. C’est en partie sa nature. C’est en partie à cause de son accent slave rugueux. Il est un prolétaire bulgare de naissance, mais Popov est un fermier des bois du nord par choix.
La façon dont il est arrivé ici, dans cette région sauvage et boisée à l’ouest de LaRonge, est à la fois une intrigue de la guerre froide, une criminalité ordinaire et une détermination pure. Mais chaque jour qu’il passe sous le ciel bleu pâle du nord canadien, à parcourir les forêts de bouleaux et de mûres, et à écouter les mouvements saisonniers des ours qui assurent son revenu et son identité, confirme sa décision il y a 30 ans d’échapper aux communistes suceurs d’âmes de sa Bulgarie natale.
Vol vers la liberté
![[Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan [Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan](https://clos-sakura.fr/wp-content/uploads/2025/11/1762097124_850_Lancien-chasseur-dours-communiste-de-la-Saskatchewan.jpg)
À l’âge de 21 ans, Popov – alors conscrit dans l’armée nationale – est descendu d’un avion d’Air Bulgarie à destination de La Havane alors qu’il faisait le plein à Terre-Neuve, s’est dirigé vers un agent de sécurité de l’aéroport et a prononcé le seul mot anglais qu’il connaissait, le mot qu’il avait pratiqué pendant des mois à Sofia : « Réfugié ».
Les Canadiens lui ont donné asile, mais Popov n’avait nulle part où aller ni personne pour le recevoir, et après un mois de famine à Montréal, il a commis le plus ancien des crimes. Il a volé une miche de pain. Arrêté, il a été condamné à un programme de rattrapage. Il a appris à réparer des automobiles et, une fois sa peine terminée, il en savait suffisamment sur les voitures et le Canada pour savoir qu’il voulait se diriger vers l’ouest. Il sortit une carte du pays, ferma les yeux et laissa tomber son doigt. Il a atterri à Rosetown, en Saskatchewan, une ville de la ceinture céréalière près de la frontière de l’Alberta. Popov est allé jusqu’à Saskatoon, où il a accepté un emploi dans un atelier de carrosserie, en tant qu’apprenti mécanicien. En cinq ans, travaillant souvent 20 heures par jour, il devint propriétaire de l’entreprise. Il a écrit chez lui pour demander à son amie d’enfance Vi si cela ne la dérangerait pas de venir au Canada pour devenir sa femme.
![[Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan [Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan](https://clos-sakura.fr/wp-content/uploads/2025/11/1762097124_543_Lancien-chasseur-dours-communiste-de-la-Saskatchewan.jpg)
Val a appris tout seul à parler anglais, mais il le lit mal et a du mal à l’écrire. Ainsi, dans son magasin – qu’il dit posséder afin de subventionner l’entreprise de pourvoirie – il « balance principalement des clés » avec ses employés, laissant Vi répondre au téléphone, rédiger des chèques et s’occuper de l’aspect administratif de l’entreprise.
C’est pareil au camp. Vi récupère les chasseurs à l’aéroport, les installe dans leurs cabines et leur pose des questions sur leurs préférences alimentaires et la météo chez eux. Val est en mouvement constant, comme si quelque chose ou quelqu’un le poursuivait.
Il s’avère que c’est lui qui le poursuit.
Passez suffisamment de temps avec Val Popov et vous réalisez qu’il essaie de capturer ce que nous recherchons tous d’une manière ou d’une autre : la clarté, la liberté et la détermination de la jeunesse.
Cela me vient à l’esprit dans le quart d’acre de forêt peut-être le plus malsain que j’ai jamais vu. J’aide Val à préparer un site d’appâtage. Des années de chasse aux ours ont fait ressembler cet endroit à un laboratoire de méthamphétamine abandonné ou au camp négligé d’un ermite de l’arrière-pays à la dent sucrée insatiable. Le sol est jonché de sacs poubelles en plastique en lambeaux, d’avoine imbibée d’huile de canola, de beignets rassis, d’ours gommeux post-date, de nourriture pour chiens et de plateaux en polystyrène brisés qui contenaient autrefois de l’éperlan congelé.
Passez suffisamment de temps avec Val Popov et vous réalisez qu’il essaie de capturer ce que nous recherchons tous d’une manière ou d’une autre : la clarté, la liberté et la détermination de la jeunesse.
Val dispose d’un système pour ses sites d’appâts, chacun comprenant un baril d’huile de 55 gallons avec une douzaine de trous de la taille d’un poing de bébé percé dans la base. Dans le tambour, il laisse tomber la moitié d’un castor gelé.
« Les ours jouent avec le castor », explique Val. « Ils ne peuvent pas l’obtenir, mais ils essaient d’en tirer des morceaux à travers les trous. Cela les maintient à l’appât, et plus ils restent longtemps sur un site, plus ils se sentent à l’aise à l’idée de revenir. »
Le canon sert également de référence aux chasseurs.
« Si le dos de l’ours est aussi haut que le haut du canon, tirez dessus », dit Val avec un accent slave si fort que « ça » ressemble à « eet ».
Un petit tonneau en plastique constitue la pièce maîtresse du site. C’est là que Val cache son appât, fourré dans un trou de 6 pouces à une extrémité. Il place ensuite le canon sur le côté et pousse deux ou trois longerons morts dans l’ouverture. Un ours est équipé de manière unique pour retirer les bûches et accéder à l’appât. Un loup pourrait ronger les bûches. Une martre des pins ou un pêcheur pourrait essayer de passer une patte dans le trou. Mais un ours utilisera ses griffes et ses avant-bras substantiels pour retirer le bois et accéder aux friandises à l’intérieur du tonneau. Si Val arrive sur le site et que les espars sont retirés du canon, il sait qu’un ours a mordu à l’hameçon.
Un fil de fer barbelé attache le fût en plastique à un arbre. Le fil est destiné à empêcher le canon d’être emporté par un ours ambitieux, mais il accroche également une mèche de cheveux afin que Val puisse voir en un instant la couleur de l’ours frappant le site.
![[Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan [Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan](https://clos-sakura.fr/wp-content/uploads/2025/11/1762097124_82_Lancien-chasseur-dours-communiste-de-la-Saskatchewan.jpg)
Grand-père Nature
Nous avons presque fini de rafraîchir ce site particulier lorsque Val lève les yeux vers le ciel et observe un corbeau noir brillant fondre au sommet d’un imposant épicéa. Le silence est sur le point de devenir gênant lorsque Val parle enfin.
« C’est pourquoi j’aime venir ici. L’entendez-vous? »
Je n’entends rien et je me demande s’il s’agit d’une sorte de cérémonie d’initiation dans l’arrière-pays.
«Rien», dit Val avec son accent. « Cet endroit me rappelle la Bulgarie, les endroits où je me promenais avec mon grand-père. Nous marchions tous les dimanches. Dans les montagnes. Dans les forêts. Autour des lacs. C’est là que je suis tombé amoureux de l’extérieur. Les bruits de rien. »
Il n’y a plus aucun moyen de retenir Val maintenant. Nous sommes des compagnons constants depuis quatre jours. Nous sommes amis. Il a quelque chose à dire.
« C’est ce que je n’ai jamais pu comprendre chez les communistes. Ils voulaient utiliser la nature. Pour qu’elle fonctionne pour eux, les scieries et les usines. Les barrages. Ils ne voulaient pas que quiconque possède quoi que ce soit. Mais ils voulaient posséder la nature. Il y avait beaucoup de raisons pour lesquelles j’ai dû partir, mais c’était la principale. »
![[Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan [Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan](https://clos-sakura.fr/wp-content/uploads/2025/11/1762097124_417_Lancien-chasseur-dours-communiste-de-la-Saskatchewan.jpg)
Et c’est ici que Val me raconte son histoire, sous le vent du castor dégelé. De sa décision déchirante de quitter l’avion, de son désespoir d’échanger les appartements tristes de Sophia contre les trottoirs gris de Montréal, de l’humiliation de voler de la nourriture, de son désir de posséder son propre terrain, de diriger une entreprise où personne ne pouvait lui dire quoi faire. De son affection pour les ours, qu’il décrit dans des termes que les parents réservent aux enfants. De sa quête pour trouver un endroit dans le monde où il puisse prendre ses propres décisions et vivre avec les résultats.
Il me vient à l’esprit que je regarde l’homme le plus libre que je connaisse, ce communiste déplacé devenu colon des temps modernes. Il sait ce qu’il veut et a la clarté de vision et la force de volonté pour l’obtenir.
En sa compagnie, je me sens légèrement inadéquat et sans intérêt.
Puis Val aperçoit une mèche de cheveux brun-noir suspendue à son fil de fer.
«C’est un ours qui vaut la peine d’attendre», dit-il en empilant des seaux d’appâts vides sur le quatre-roues. « Viens. Nous avons du travail à faire. »
Cependant, avant de pouvoir chasser, nous devons visiter une demi-douzaine de sites d’appâts, vérifier leur activité et remplir les barils lorsque nous trouvons de nouveaux signes.
![[Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan [Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan](https://clos-sakura.fr/wp-content/uploads/2025/11/1762097124_866_Lancien-chasseur-dours-communiste-de-la-Saskatchewan.jpg)
À ce stade précoce de la saison, les appâts sont principalement récréatifs pour les ours situés aussi loin au nord. Après six mois d’hibernation, ils sont bouchés – « irrégulier » est le terme que nous, les humains, appliquerions à cette maladie gastrique. Ils ont besoin de fourrage grossier pour stimuler leur métabolisme, c’est pourquoi ils recherchent l’herbe verdoyante dans les prairies et les lisières ensoleillées des bois profonds. Ils viennent principalement sur les sites d’appâts pour jouer, attirés par le mélange exotique de parfums et de substances.
Val ne prend pas au sérieux la recherche d’un site jusqu’à ce qu’il repère un bouchon, une boule noire et grasse de bile du côlon. Une fois qu’un ours a évacué le bouchon, il visitera un site d’appât avec cohérence et enthousiasme.
Chaque site porte le nom de son emplacement ou d’un événement mémorable qui s’y est déroulé. Nous visitons Crazytown (du nom des 13 ours qui sont descendus sur le site en même temps. « Fou », se souvient Val en secouant la tête). Nous appâtons Ben’s Cabin, Spooky, Stove (d’après une relique rouillée provenant d’un camp abandonné de trappeur), Graveyard, Shockey’s (du nom de Jim, le célèbre voisin de Val à l’ouest), Three Lakes.
A Crazytown, nous trouvons un plug anal d’ours et décidons de le chasser le lendemain.
Ville folle
Le bois dense et la boue suceuse de ces tourbières rendent impossible la conduite d’un véhicule normal. Au lieu de cela, nous parcourons le Rhino côte à côte de Val dans la brousse jusqu’à ce que nous atteignions ce qui ressemble à une relique abandonnée d’une exploitation forestière industrielle. C’est la fierté et la joie de Val, et cela pourrait être considéré comme une version mécanique de lui-même – pratique, musclée et brute. Appelé Nodwell, c’est un marais à chenilles conçu pour les mines d’uranium et les avant-postes de pergélisol au nord d’ici. Val lance le diesel fatigué, et le Nodwell crache de la fumée et vibre comme un baril de pétrole à moitié plein de clous rouillés. Il ressemble à un char qui aurait pu défendre Stalingrad, mais au lieu d’un canon, il est armé d’une lame de bulldozer qui aplatit les aulnes et les saules alors que nous ouvrons la voie vers Crazytown.
![[Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan [Titre du site] L'ancien chasseur d'ours communiste de la Saskatchewan](https://clos-sakura.fr/wp-content/uploads/2025/11/1762097125_134_Lancien-chasseur-dours-communiste-de-la-Saskatchewan.jpg)
Voyant son plaisir animé à manipuler les commandes à double chenille comme un marionnettiste de champ pétrolier, je commence à remettre en question le respect presque sacré de Val pour la quiétude de la nature. Mais après quelques kilomètres cacophoniques, nous avons fermé le Nodwell et marché vers l’appât, silencieux comme des écureuils dans les bois verdoyants.
Je reste assis dans le mirador pendant des heures, me sentant un peu comme un assassin surveillant un dépanneur. Je regarde une famille de oursons d’un an gambader derrière leur mère, puis quelques jeunes ours jouant à chat. Juste avant la tombée de la nuit, j’aperçois un gros sanglier qui rôde dans les arbres derrière le tonneau. Je suis ambivalent à l’idée de tirer sur un ours que je n’ai pas vraiment chassé.
Puis je me souviens de ma semaine en compagnie de Val, gréant des barils d’appâts, m’imprégnant de sa sagesse du Vieux Monde, regardant les bois du nord prendre vie au printemps levant. J’ai chassé durement et bien, et cet ours – un sanglier brun-noir au dos aussi haut que le tonneau – est ma récompense.
Cette histoire a été initialement publiée dans le numéro d’avril 2012 de La vie en plein air.