Figure centrale de la scène intellectuelle française et internationale, le sociologue Alain Touraine est décédé vendredi 9 juin au matin à Paris, a annoncé sa fille, l’ancienne ministre socialiste Marisol Touraine. Il avait 97 ans. Depuis ses premiers terrains dans les usines automobiles Renault jusqu’à ses derniers écrits sur les métamorphoses du capitalisme spéculatif, ce voyageur enthousiaste n’a cessé d’observer le monde social, ses mutations profondes, ses nouvelles divisions et ses sources d’indignation et de liberté. « Ce qui m’intéresse, ce que j’essaie de mettre en lumière partout, c’est le conflit », a-t-il déclaré. Le Monde en 2017. Raconter la société et raconter ses conflits, telle était la vocation de cette figure intellectuelle flamboyante à la curiosité sans bornes, inspirée par la littérature et la Libération de la France.
Née le 3 août 1925 à Hermanville-sur-mer, en Normandie, dans une famille plutôt bourgeoise et conservatrice, Touraine a grandi entourée de livres. Son père, médecin et professeur de dermatologie, était abonné aux premières éditions de plusieurs grandes maisons d’édition, dont Gallimard et Grasset. « J’appartiens à la dernière génération à avoir été élevée par la littérature », a-t-il déclaré. « Mon éducation a été plus moraliste que politique. Pour moi, la politique, à l’époque, c’était le métier de Malraux. L’espoir de l’homme« .
Touraine est aussi un fils de la chute de la France en 1940. Dans les années 1950, alors qu’il étudie aux États-Unis, il tombe sur une conférence du célèbre sociologue Talcott Parsons (1902-1979) et est choqué : « Cela m’a rendu malade. , et en deux heures, j’ai compris contre quoi j’étais! » se souvient-il. « Pour Parsons, comme pour beaucoup d’Américains qui avaient gagné la guerre, la société était une évidence ; ils y vivaient comme une maison avec un toit et des murs. Moi, en revanche, j’ai été immédiatement mal à l’aise dans une société qui s’était mal comporté, s’était effondré et ne savait plus ce qu’il voulait.
Sérieux et dévouement
Ce monde social, vu d’emblée comme un problème moral et une mêlée collective, est celui que le jeune Tourangeau a très vite eu à cœur d’étudier de près, avec le sérieux et le dévouement dont il a toujours fait preuve. Après son entrée à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) en 1945, il entreprend des études d’histoire à la Sorbonne. Là, il rencontre le professeur marxiste Ernest Labrousse, qui l’envoie en Hongrie pour le centenaire des révolutions de 1848. Le jeune Touraine reste plus longtemps que prévu initialement, parcourant le pays et visitant des fermes lors d’une réforme agraire, juste avant le début de la Guerre froide.
À son retour, toujours soucieux de se confronter à la réalité sociale, il accepte un emploi dans une mine de charbon près de Valenciennes, dans le nord de la France. À son grand étonnement, il fut témoin des bagarres régulières entre ouvriers allemands et polonais. C’est surtout alors qu’il rencontre ce qu’il appellera plus tard sa « route de Damas ». Un dimanche, dans une librairie de Valenciennes, il tombe sur un livre du sociologue français George Friedmann (1902-1977), Société industrielle : l’émergence des problèmes humains liés à l’automatisation, qui deviendra plus tard un classique bien connu. Au fil de sa lecture, Touraine, qui avait étudié la littérature dans le prestigieux programme français Khâgne du lycée Louis-le-Grand à Paris et se sentait coupé du reste du monde pendant la Seconde Guerre mondiale, découvre des problématiques qui lui semblent à la fois concrètes et passionnantes.
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